Peut-on décrire une œuvre en ne parlant que de l’artiste? Simon Paccaud, artiste suisse originaire de Prévonloup (VD), m’a bien malgré moi mise face à cet exercice. Installés dans l’atelier de lithographie de l’ECAL, j’entame notre entretien par le thème des Swiss Art Awards et le travail qu’il compte présenter. Petit rictus en coin, il m’annonce qu’il n’en dira rien. Je souris, me demandant derechef s’il est possible de comprendre une œuvre uniquement à travers l’artiste? Me privant de la vision, il ne me reste que les mots. Il avancera ainsi dans la discussion, à coups d’indices et d’insinuations, titillant l’imagination mais taira l’essentiel et ne montrera rien.
Pourquoi cette voie artistique? La prison, me répond-t-il. Simon Paccaud a de ces parcours qui sont à la fois formateurs et étouffants. Formateur car, de son propre aveu, il n’aurait jamais embrassé cette carrière sans ces multiples écueils, forgeant tant le questionnement de l’artiste que la rage de l’homme. Étouffant, car n’est-il pas aisé et même tentant d’appréhender son travail uniquement sous l’angle de la personnalité torturée? Or le travail de Simon Paccaud est beaucoup plus que le grand coup de gueule d’un homme enragé et même si «foutre le bordel» reste un leitmotiv, ses interrogations dépassent largement cette assertion pour tendre vers quelque chose d’universel.
À la lecture de son livre «Le Vermino Helvétique», dernier né de sa création (réalisé avec Charlotte Krieger et Agathe Zaerpour), on est frappé par les ambiguïtés nominatives qui ressortent de son curriculum: le pouvoir judiciaire et ses auxiliaires lui collent une identité d’artiste tout en la lui refusant par l’usage des guillemets et la condamnation à la prison. Le rapport de police publié dans l’ouvrage use et abuse d’une terminologie éminemment artistique: il est question d’œuvre, plagiat, signature et style. Ces termes censés désigner le principe même d’identité artistique sont employés à charge par le pouvoir, mais à décharge par la communauté artistique. Socialement hors-la-loi, Simon Paccaud, ne s’en retrouve pas moins au centre de la loi artistique par l’exercice de la même activité. Il semble que Vermino (sa signature de graffeur, rappeur, artiste et délinquant) et Simon Paccaud ne soient que deux facettes d’une même identité artistique.
D’autres facteurs circonscrivent son parcours : sa formation de menuisier lui permet d’aborder les divers médiums «sans la peur de sa matérialité» et l’ECAL lui donne des «clés pour jouer avec certaines portes.» Et enfin, son origine Suisse. Alors que tant d’artistes s’expatrient, lui, reste et interroge un espace, un territoire, une société. Il revendique cette attitude en tant qu’unique moyen de contestation: «je veux être là pour critiquer, je veux être cet artiste suisse qui représente certaines choses, il en faut!». Une amie lui a dit, non sans humour, qu’à force de nager dans le caca suisse il allait devenir la plus grande des merdes. Il semble qu’y évoluer l’ait pourtant poussé à poser d’importantes pierres à l’édifice de son œuvre.
Les influences dont Simon Paccaud se réclame? Les noms étonnent par leur diversité: de Fabrice Gygi à Cocteau, il fait un détour par Booba, Nas, Maximage et Grace Jones, sans se soucier des idées que l’on pourrait se faire de la «haute» et «basse» culture. Ces références hétéroclites témoignent d’une astucieuse mise en réseau de sa pensée et d’un désir de travailler en émulation avec les autres car «je n’aime pas travailler seul et j’aime partager à travers l’hommage notamment». Il mettra d’ailleurs en pratique cette volonté au Musée Jenisch dans le cadre de la Nuit de Musées 2015, lorsqu’il invite pas moins de vingt-trois artistes et amis à le rejoindre.
« Je sais travailler, dessiner, je sais chanter, je sais lire et regarder les gens dans les yeux.» De la propre bouche de l’artiste surgit sa quintessence : la pluralité des médiums et une franchise déterminée. Simon Paccaud touche à tout et cette diversité lui permet de tester et interroger l’idée des limites, des règles et des frontières. La sculpture à travers laquelle il cherche les tensions des différents matériaux; la peinture où il confronte plusieurs supports et techniques comme le thé, la cire ou l’acrylique, enfin et surtout, la musique. «Le lien entre la musique et mon art est total» car tous les deux nés dans la rue. Lorsqu’il suspend ses casquettes Lacoste de rappeur sur un mobile, il explique : le rappeur et le golfeur sont réunis sous l’égide du crocodile. Un espace où «haut» et «bas», Cocteau et Booba, se côtoient et finissent pas s’annuler ou se sublimer. Alors que le mélange des genres peut amoindrir le propos et perdre le spectateur, il parvient à doser très justement leur utilisation et ainsi affiner la réflexion. En mêlant la peinture, le son ou le texte, il détourne l’oeuvre de sa narration première et porte le discours à un autre niveau, plus subtil, plus fort et plus percutant. Il en appelle à tous les sens. L’œil est rudoyé, l’ouïe bousculée et l’envie de toucher oppresse. La synesthésie de son art bouscule la pensée et plonge le spectateur dans un espace subjectif de sensations et réflexions.
Il évoque l’œuvre proposée au Swiss Art Awards comme la première brique d’une nouvelle volée de travaux. Son travail est mû par la contestation et lui-même se définit comme «un gars du rap» dont les textes forts et engagés dénoncent. Son travail tournait jusqu’alors autour d’une réflexion sur le contrôle, la prison et la justice. Aujourd’hui, dans un désir d’apaisement, il décide d’interroger la notion de liberté: «j’aurais pu être cet artiste qui critique le système mais aujourd’hui je veux le faire en donnant une touche d’espoir». A la question de savoir si son travail interroge la notion de liberté de l’artiste dans le milieu institutionnel, sa réponse est catégoriquement non. Il veut comprendre le concept de liberté sous l’angle humain, sociétal, voire universel. Son travail sera le reflet de l’homme et non pas une critique de l’institution dans tout ce qu’elle pourrait entraver et contrôler la démarche artistique. Il veut donner une note positive. Mais que l’on ne s’y trompe pas, si l’homme est apaisé, l’énergie du contestataire est toujours bien présente.
Que va-t-il présenter? Il laisse échapper: «c’est une œuvre radicale, qui ne s’éparpille pas, elle tient en elle-même. Je l’ai pensée en fonction du lieu et du propos.» L’œuvre est à envisager à ce stade en tant qu’événement. La surprise fait partie intégrante du positionnement artistique et il semble que l’on peut déjà présumer de son existence dans cette attente. Simon Paccaud est très attendu en tant qu’artiste performeur, venant bousculer la scène de son rap enragé et engagé ou comme le lithographe qu’il est depuis quelques années à l’ECAL. Mais, on l’aura compris, il ne fait jamais ce qui est attendu et son questionnement sur la liberté commencera peut-être par quitter sa zone de confort, sortir de son identité artistique déjà bien établie pour continuer à «foutre un maximum de bordel.»
Texte: Tiziana Ryter
Publié dans le cadre du cours Tour de Suisse. L’art et ses institutions en Suisse, une collaboration entre l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich, le Domaine d’Histoire de l’art de l’Université de Fribourg et l’Office fédéral de la culture, avec le soutien de la Fondation Boner pour l’art et la culture.
Artikel auf Swiss Art Awards Journal