Au loin, différents emblèmes noirs flottent.
L’avancée d’une grosse fumée fusionnée les englobe de grelottements.
Les yeux scotchés aux ondulations de reflets animés.
Extrait de CIEL NAPALM, Texte de l’installation Guillaume Dénervaud, CIEL NAPALM – tissu peint, couture – 140 x 300 cm – MÂT, Neuchâtel, 2017
Nous nous rencontrons dans son atelier à Genève, près de la Jonction. Dans ce grand atelier lumineux où l’on peut voir l’Arve qui se jette dans le Rhône une centaine de mètres plus bas, je découvre les œuvres de Guillaume Dénervaud, artiste d’origine fribourgeoise mais établi à Genève. Issu d’une formation dans les arts appliqués tels que la bande dessinée, il poursuit un master en arts visuels à l’HEAD parallèlement à son travail d’artiste. La technique des œuvres que nous voyons aujourd’hui est le fruit d’un travail et d’une réflexion qui ont commencé il y a maintenant quatre ans.
Ses premières œuvres telles que FLIR ORION SC 7000 (2014) et COMPUTER DREAMS (2015) montrent déjà, ne serait-ce que par leurs titres, une forte attirance avec le monde de la technologie et de la mécanique. Mais cette attirance n’est pas simple, elle est teintée d’une grande méfiance ainsi que l’on peut le lire entre les lignes du texte qui accompagne l’installation de SPECTROLIA CORPORATION (2018): «En quelque sorte nous enregistrons vos pensées, nous lisons dans vos esprits. (…) Ils observent les différents tirages noir/blanc pixélisés disposés sur la table. Les images proviennent vraisemblablement de caméras de surveillance qui entourent Spectrolia Corporation. Malheureusement pour eux, ils sont parfaitement identifiables…»
Cette méfiance envers la technologie rappelle les dystopies littéraires de la science-fiction des années 1960 et jusqu’à aujourd’hui telles que l’œuvre de James G. Ballard ou du cyberpunk avec William Gibson, Bruce Sterling ou des auteurs plus actuels comme Ursula K. Leguin, Alain Damasio ou Mark von Schlegell. Mais dans ce cas la méfiance permet un détournement et cette spéculation négative de la SF quant aux machines devient une appropriation dans l’œuvre de Guillaume Dénervaud : «J’aime les images qui sont générées par des machines et qui ne sont pas forcément vouées à être esthétiques mais qui à la base devaient produire de l’information. Ce qu’a fait l’artiste allemand Harun Farocki dans ses vidéos comme la récupération d’images de surveillance de prisons me parle beaucoup car c’est finalement des images un peu altérées, ce qui me plaît c’est ce qui est de l’ordre de l’accident, ce n’est pas lié à un cadrage défini. Comme une caméra thermique qui scanne une maison pour voir où il y a une fuite d’énergie, c’est ce genre d’effets que j’essaie parfois de reproduire, je m’imagine être moi-même une sorte de machine.»
A l’image de l’œuvre de Paul Teck, Guillaume Dénervaud ne détourne pas seulement l’imaginaire technique mais aussi l’imaginaire médical. Les reliques et les «restes» de notre technologie servent ici de culture à une vie bactérienne qui semble reprendre ses droits sur les machines. D’ailleurs il avoue volontiers s’inspirer de l’imagerie médicale microscopique: ces larges dessins seraient alors comme d’immenses coupes histologiques agrandies à une très large échelle dont les cellules naissent à partir de morceaux mécaniques.
Ainsi les textures et les échelles se mélangent: l’infiniment petit recouvre les murs, la mécanique est le terreau fertile du vivant, l’écriture dont les lettres deviennent parfois des dessins se mélange aux installations.
Ses œuvres sont donc avant tout des installations plurisensorielles, aux multiples facettes. L’écriture crée des univers désolés, urbains, chimiques presqu’hostiles mais l’installation transforme cette réalité artificielle et chimique en de larges labyrinthes organiques qui rappellent les Carceri du Piranèse (18ème siècle) mais dans une version futuriste.
L’installation que nous pourrons «expérimenter» à Bâle reprendra quelques éléments de SPECTROLIA CORPORATION mais son ambiance sera toute autre : d’une ambiance poussiéreuse et dense couleur orange, nous entrerons dans un espace cautérisé et clinique, violet, anthracite et noir. Il s’agit donc un espace « froid » dans lequel nous allons entrer. L’installation comprendra trois peintures de grand format rassemblées dans un espace semi-clos. Cette « chambre » sera fermée par une bâche dont le toit intègrera trois lampes aux formes ribosomiques. Les formes s’associeront et se répondront dans cet espace où nous devenons un nouvel organite : les formes des lampes répondent aux formes que l’on voit dans les peintures. Cette « cellule » pourra être vue de deux manières différentes : en y pénétrant où en la regardant de loin depuis le balcon où l’on pourra apercevoir la membrane du toit à travers laquelle on apercevra les lampes en métal.
Cette installation fait appel à différentes techniques. Les peintures de grand format ont été effectuées à partir de pigments secs et de peinture à l’aérographe, tout comme les peintures de l’installation SPECTROLIA CORPORATION. La « membrane » qui définit l’espace est une bâche peinte sur laquelle seront fixées des lampes découpées dans le métal que l’artiste a dessinées. C’est par le mélange de ces différentes techniques que Dénervaud a cherché à construire une niche urbaine qui découpe l’espace de l’exposition de Bâle.
«La lampe tubulaire post-industrielle s’humanise sur son pied de béton, la technologie de l’appareil rend des couleurs chimiques séparées en strates organiques. (…) Certains phénomènes invisibles à l’œil nu sont maintenant perceptibles. Les différences de température des matériaux composant l’espace se muent en effets optiques hypnotiques.» (Dénervaud, PC -34-, 2015)
Ainsi absorbés dans ce réseau de tensions, nous deviendrons à notre tour une pièce, un boulon, un fluide intégré à l’entité et à son atmosphère. Paysage mi-post-apocalyptique mi-cellulaire, l’œuvre de Guillaume Dénervaud crée et recrée des espaces comme des «brèche[s] émotionnelle[s] et temporelle[s]» (Dénervaud, PC -34-, 2015) où notre parcours devient une «errance titubante et floue.» (Dénervaud, (~^~), 2015)
Texte: Yamile Caceres
Publié dans le cadre du cours Tour de Suisse. L’art et ses institutions en Suisse, une collaboration entre l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich, le Domaine d’Histoire de l’art de l’Université de Fribourg et l’Office fédéral de la culture, avec le soutien de la Fondation Boner pour l’art et la culture.
Artikel auf Swiss Art Awards Journal