« J’ai 13 congélateurs. Je vais empiler des blocs qui vont probablement fondre avant même le vernissage. 5000 litres d’eau qui vont se répandre en un gros tas de sciure puante. » (Tarik Hayward, 20 mai 2015).
Le Pykrete est un matériau pionnier composé à 14% de sciure et à 86% d’eau sous forme de glace. L’ajout de chutes de bois dans la glace a pour effet de réduire la conductivité thermique du composé, ralentissant considérablement son temps de fonte. La ténacité et la résistance du Pykrete le rendent comparable aux propriétés du béton.
En 1942, en pleine Deuxième guerre mondiale, Geoffrey Pyke – un inventeur anglais que ses péripéties rendent digne d’un héros de roman d’aventures – convainquit Louis Mountbatten, cousin du roi et employé au War Office, de l’intérêt de cette matière expérimentale. On raconte que Mountbatten alla déranger Winston Churchill en personne dans son bain pour lui présenter l’idée de Pyke. Lâchant un cube de Pykrete dans l’eau du bain, Mountbatten laissa le Premier Ministre constater par lui-même l’efficacité de ce cube de glace flottant dans l’eau chaude sans fondre. Churchill accepta de financer des recherches sur le Pykrete, qui prirent le nom de « projet Habakkuk ». Dans le plus grand secret, dissimulés derrière un écran de carcasses d’animaux dans un congélateur communautaire de Londres, des scientifiques étudièrent la possibilité de construire un porte-avions géant en Pykrete afin de remédier à la pénurie de métaux engendrée par la guerre. Le projet n’aboutit cependant pas, et Pyke, déçu par l’incompréhension dont son génie était victime, se donna finalement la mort en 1948.
Pour les Swiss Art Awards 2015, Tarik Hayward présente une sculpture conçue à l’aide du Pykrete, fruit oublié des chimères d’un inventeur anticonformiste. L’artiste – dont le travail est étroitement lié à l’ingénierie et aux matériaux de construction – disposera dans la halle d’exposition des blocs de Pykrete – créés artisanalement à l’aide de congélateurs coffres domestiques – destinés à fondre et à se transformer progressivement en un amas de sciure au milieu d’une large flaque d’eau. La taille relativement réduite des blocs et leur caractère éphémère contredisant la fonction constructrice initiale du matériau, l’artiste souligne ainsi la vanité précaire de toute construction humaine. Conçus à l’échelle d’une vie ou de quelques générations comme des objets pérennes, les édifices n’en sont en effet pas moins vulnérables et voués à une disparition certaine, qu’ils finissent abandonnés, démolis ou qu’ils se détériorent jusqu’à l’état de ruine, traces d’un rêve passé.
Le travail de Tarik Hayward rappelle explicitement le tournant des années 1960-1970 et l’esthétique rationnelle du minimalisme d’une part, ainsi que le land art ou l’arte povera et leur emploi de matériaux bruts et organiques d’autre part. Combinant ces références formelles, l’artiste réactualise – non sans une nostalgie désabusée – l’imaginaire d’une période où microsociétés idéales et retour à un mode de vie primitif ont vu le jour sous la forme de villages utopiques aujourd’hui pour la plupart oubliés. L’absurdité du Pykrete, voué à fondre malgré une résistance comparable à celle du béton, évoque des relations entre technologie et nature sur un mode plus compétitif qu’adaptatif ainsi que la perte d’idéaux qui caractérise la société du vingt-et-unième siècle.
Souvent mû au départ de ses projets par une réactivation de l’instinct de survie primitif que constitue la construction d’un foyer – à la fois lieu protecteur et symbole communautaire –, Tarik Hayward explore ainsi dans son travail les enjeux aussi bien techniques qu’idéologiques liés à l’édification. Lui-même engagé depuis plusieurs années dans la reconstruction d’une maison à la Vallée de Joux, l’artiste, en réalisant lui-même ces travaux, a fait de ce chantier le terrain de ses expérimentations matérielles et techniques. À l’inverse de ce work in progress conçu pour devenir à terme un lieu de vie, la sculpture en décomposition progressive présentée aux Swiss Art Awards souligne par son caractère paradoxalement inhabitable, éphémère et autodestructif la futilité de l’art et de certaines utopies humaines.
Texte: Simon Würsten
Publié dans le cadre du cours Tour de Suisse. L’art et ses institutions en Suisse, une collaboration entre l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich et du Domaine d’Histoire de l’art de l’Université de Fribourg, avec le soutien de la Fondation Boner pour l’art et la culture.
Artikel auf Swiss Art Awards Journal