Zürich. Ma visite de l’atelier de Patrick Hari se fit au moment où il était occupé à ses derniers préparatifs avant les Swiss Art Awards. Partout des sculptures s’offraient au regard dans leur diversité étonnante, faites d’aluminium, bois, plâtre ou plastique et aux dimensions variables. Patrick Hari n’est pas un artiste d’un seul médium. Les sculptures présentes rappelaient un contexte scientifique, l’intérêt qu’il porte à la physique quantique et notamment aux théories de Karen Barad n’y est pas étranger. La science de l’indéfini, un paradoxe qui le passionne particulièrement. Ces pièces intégreront Grand Capital, sa dernière installation qu’il montrera à Bâle pour la première fois.
Deux préoccupations essentielles peuvent être dégagées de cette installation, d’une part une obsession pour les transformations et de l’autre la constance avec laquelle les objets se maintiennent dans l’indécision, dans un entre-deux états. Ces champs de recherche avaient déjà été investis par Die Profanierung der indexikalischen Problematik, im vorliegenden Falle des Sofortbildes, in einem triadischen Modell (fig.1), une ancienne pièce de 2009. Un triangle dessiné au mur reliait trois éléments : une tâche, une Pizza Hawaï et le mot Hawaï inscrit en majuscules. A partir du titre et l’allusion au triangle sémiotique nous comprenons la transformation effectuée. Notre esprit voyage dans un processus de signification entre les trois formes de signes: la chose (la pizza), son signifiant (le mot), son signifié et ces trois contextes correspondants. Il n’est plus possible de regarder les objets dans leur unicité et indépendamment des processus de production, codification et communication. Elle nous oblige à voir chaque élément en corrélation avec les autres, nous faisant douter de leur nature car ils n’appartiennent plus à un contexte défini. En plus, cette performance repose sur l’utilisation d’une marchandise et de son contexte mercantile. Patrick limite son intervention artistique aux instructions envoyées au livreur de pizza. La mise en place visuelle au mur a été réalisée par ce tiers, une personne étrangère au monde de l’art.
Cette appropriation n’est pas une exception dans l’œuvre de Patrick Hari puisque en 2011 le titre de son exposition solo reprend le nom d’une marque : TOYS ARE US. De plus Cyclotrone de 2012 (fig.2) peut nous évoquer le monde de la production, de l’industrialisation, c’est une sculpture productrice de formes. Production, marque et marchandise sont des éléments d’un marché de consommation, de son vocabulaire. Patrick semble s’y référer de manière très ponctuelle, à divers moments de sa pratique en usant de stratégies d’appropriation différentes. Grand Capital suit cette lignée d’œuvres. Elle s’inscrit dans la liste en s’attaquant à la notion plus large de capital. Son titre se réfère autant à la consommation qu’à un capital plus abstrait, c’est la question de la potentialité qui est centrale. Les éléments de Grand Capital semblent avoir une fonction, ils restent néanmoins indécis. L’installation pensée comme une ville flirte avec la science-fiction, où un spectateur est amené à activer des objets d’une étrange familiarité, mais dont la nature reste invariablement en suspens. Cette analyse, conduite par mes soins, donne une impression d’homogénéité qu’il faut cependant s’empresser de relativiser : une recherche incessante de liberté définit l’interaction de Patrick avec le monde de l’art aujourd’hui. Son expérimentation plastique et mentale évolue librement, organiquement, sans le souci du respect d’une linéarité ou d’une constance. Une relative indépendance financière lui permet de tenir ce cap, il manœuvre entre une production artistique et un travail nourricier. Ce choix le maintient au seuil du marché de l’art et il ne se trouve pas dans une nécessité de « rentrer » dans le circuit. Ses idéaux ne faiblissent pas quant à la réception de son travail. Le spectateur est pour lui une personne pourvue de connaissances et d’un certain pouvoir. Chacun peut appréhender son travail et «l’activer ». Cette vision démocratique parie sur le potentiel de ses spectateurs à devenir interprètes de son travail. C’est une reconsidération du lieu de production ; la confrontation produit l’œuvre et non seulement un achèvement matériel. Nous pourrions même aller jusqu’à évoquer la potentialité transformatrice de l’exposition.
Cette potentialité on la retrouve illustrée poétiquement dans l’œuvre intitulée 11.07.2011, 8,75h (…) (fig.3). Dans cette installation l’eau est pompée de la rivière, traverse l’espace d’exposition et sa température est mesurée à son entrée comme à sa sortie. Cette action postule un changement d’état induit par l’espace d’art. L’exposition peut-elle avoir un effet transformateur sur les objets que l’artiste s’approprie ainsi que sur des spectateurs ? La rencontre idéale pour Patrick est de l’ordre du phénomène, tel qu’il est décrit par Karen Barad : le phénomène c’est un tout, il n’y a plus de séparation entre un objet et un agent observateur. Grand Capital poursuit ce but à travers son indéfinition, il cherche même à engendrer des malentendus – ils représentent une autre forme de production pour Patrick Hari.
Texte: Débora Alcaine.
Publié dans le cadre du cours Tour de Suisse. L’art et ses institutions en Suisse, une collaboration entre l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich et du Domaine d’Histoire de l’art de l’Université de Fribourg, avec le soutien de la Fondation Boner pour l’art et la culture.
Artikel auf Swiss Art Awards Journal